Le banquet des Silphes

POSTED IN publiés, romans 21 mai 2010

 

Editions Après La Lune -2010

Collection Lunes blafardes n° 16 – 260 pages

Des retraités qui se jettent des nuages, des meurtres bidon et des faux suicides, à la saison de la dinde et des étrennes, ce n’est sûrement pas la canicule qui provoque cette hécatombe dans cette maison de retraite huppée qu’est la Côte d’Azur.

Qui se cache derrière cette série de crimes particulièrement tordus? Un pervers amateur de corps fatigués ? Le visage de la vengeance, ou bien encore celui de la compassion ? Le dénouement de cette enquête viendra-t-il du ciel ? De Raymond, l’ex flicà gouaille de truand qui lui a jadis sauvé la vie ? A moins que ces meurtres aient un lien avec les sales blessures de Sidi Lahouari, les bas quartiers d’Oran en pleine guerre d’Algérie ?

KOmomo était un clochard flottant comme on en trouve dans presque tous les ports de la Méditerranée. Avec leurs idéaux dans les cordes, leur espoir au tapis et la cervelle en purée par abus de picole ou de poudre à bonheur, tous s’étaient échoués dans la vase en troquant leurs rêves de lagons, de gloire ou de liberté contre un bout de crasse humide larguée au bout d’un quai. Comme eux, Mohamed avait planté sa raison en tête de mat et ancré ses semelles au fond d’une bouteille à la mer. Aux plaisanciers qui le payaient d’une pièce pour laver un pont ou réparer une haussière, il rabâchait les mêmes litanies haineuses contre la république des traîtres qui avait fait de lui une marionnette, contre les agents du SDECE et les barbouzes de de Gaulle qui n’avaient pas respecté leur contrat et l’avaient mis hors jeu. Quand l’alcool devenait seul maître à bord, il gueulait à la lune qu’il s’appelait Van Gogh et qu’il allait buter Renoir, Gauguin et les autres avant qu’ils ne le retrouvent et ne lui fassent la peau. Les soirs d’été, lorsque le quai d’accueil était bondé, les plaisanciers, parqués dans son purgatoire, lui lançaient des « ta gueule ! » dans toutes les langues de la méditerranée. Il finissait alors par se taire, emporté dans un sommeil agité par les démons de son passé.

 

KOmomo profita d’une accalmie entre deux averses pour rincer la lessive oubliée dans une bassine. La bôme de son rafiot servit d’étendage à un pantalon usé et à quelques tee-shirts troués. Plus tard, dans le carré puant, il ouvrit un paquet de chips et une boîte de maquereaux. Il engloutit son casse-croute avec les doigts, en sifflant un fond de piquette propre à décaper ce qui restait de vernis sur la table à cartes. Avant de s’assoupir, KOmomo rota la marée et la vinasse, en hommage à ses idoles dont les photos étaient punaisées sous les filets de rangement. Ses éructations rendaient honneur à des gloires passées comme Alphonse Halilmi, le champion du monde poids coq immortalisé à l’issue de son combat contre Mario d’Agata, mais aussi Robert Cohen le gamin du port d’Annaba qui était parti défendre sa ceinture mondiale face à Willie Toweel dans le Rand Stadium de Johannesburg. KOmomo saluaient aussi de ses rots des gamins des cités devenus des princes du ring comme Benguesmia, Ould Makhloufi ou Laicif Hamani, qui posaient fièrement, poings en garde, sur des clichés jaunis par le temps et décolorés par le sel. Le vieil Harki les avait tous consolés, combattus ou managés, eux, leurs aînés ou leurs cousins.

 

Avant d’être entraîneur, il avait joué les gros bras dans les bordels et couru les combats clandestins pour le compte d’Ahmed Cheragba, un souteneur de Bab el-Oued. Du soir au matin, le gamin avait bossé aux claques de la casbah, et boxé au black pour Cheragba, dans les tripots d’Alger la Blanche et de Boufarik, l’émeraude de la Mitidja. Pendant vingt ans, il avait distribué des marrons dans les salles moites et bruyantes de la ville des oranges, avant de se prendre un pruneau FLN dans l’épaule, le jour des accords d’Evian. Puis ce fut le dernier round avec débarquement forcé à Marseille et le quotidien des galères, des petits boulots, des petits trafics, des petites salles minables où il servait de punching-ball aux petites frappes de quartier, des petits taudis dans le Panier, et des filles de petite vertu au tapin quai de Rive Neuve ou rue Saint-Saëns. A traîner ses espadrilles sur les ports de l’Escalette, de la Pointe Rouge et de Malmousque, en reniflant les embruns qui pourraient lui apporter une odeur de jasmin et de fleurs d’oranger, il avait fini par se dégoter une fin de carrière pépère sur la Jeannette, une barquette à voile latine qui traquait le fretin de roche. Tout en apprenant la rose des vents et les épines des vives, Mohamed s’était tranquillement pris des rides à pêcher de l’eau les jours où Saint Pierre maudissait le fils d’Allah ou à démailler toute la journée des cageots de gallinettes quand la Bonne Mère faisait une fleur à son patron.

 

Ce que le ring et la bouillabaisse ne lui avaient pas rapporté, c’est un billet de loterie qui s’en chargea. Mais le pont en teck et les hiloires en acajou du Chassiron acheté d’occasion avec les fruits de la chance ne connaîtraient jamais le port de Sidi Fredj. A force de caboter comme un timide entre Port-de-Bouc et Saint-Jean-Cap-Ferrat et de repousser sa traversée de la Grande Bleue en s’imbibant de gros rouge, Mohamed s’était changé en KOmomo. Echoué à Saint- Laurent, il avait rapidement touché le fond de cale et troqué les rivages limpides de Bou Haroun contre des hectolitres de pinard en bouteilles capsulées et les poubelles de la pizzeria qu’il disputait aux chats errants.

 

 

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