Le ventre de Jeanne

POSTED IN romans 18 janvier 2015

Ce roman à obtenu une bourse de création du Centre National du Livre

 

Editions Terriciaë -2015

Collection Sang-Noir- 326 pages

Ala Libération, quatre hommes et une femme émergent du chaos.

Sept ans plus tard, une tête d’enfant momifiée, un serment à accomplir et la quête d’une mythique statuette religieuse entrainent les personnages de récit dans un éprouvant périple.

Dans le climat singulier du début des années 50, les souvenirs sont ravivés, les blessures maternelles et les séquelles de guerre s’avèrent bien moins cicatrisées qu’il n’y parait
Toutes les facettes de la dualité, de la culpabilité et de la monstruosité se dévoileront au fils des pages jusqu’à révéler ce qui cause l’étrange protubérance au ventre de la petite Jeanne.

Un roman dense et haletant qui navigue sur le fil de l’histoire vers les plus sombres rivages de l’âme humaine.

Il remonta rapidement au premier étage où se trouvaient les locaux réservés aux enseignants. Les professeurs qui n’étaient pas de jury d’examen avaient déjà entamé leurs congés d’été. La salle était déserte. Il extirpa les certificats ensevelis sous une pile de copies et de documents administratifs. D’un geste vif, il les glissa dans sa serviette. Il allait sortir rejoindre ses collègues attablés au restaurant quand, malgré les borborygmes de son estomac, il ne résista pas à l’envie d’ouvrir le colis que le concierge avait placé en évidence sur le dessus de son casier. Il jeta un coup d’œil aux timbres collés en ligne au dessus de l’adresse. Ils représentaient une cigogne portant un bébé dans son bec. Le tampon émanait d’un bureau de poste alsacien. Il pensa immédiatement à sa tante Rachel, le seul membre de sa famille encore en vie. La vieille femme habitait près de Strasbourg dans une maison de retraite. En adressant ce colis à la faculté, elle avait probablement voulu réserver une surprise à Annette qui devait accoucher à la rentrée. Le paquet, à peine plus petit qu’une boîte à chaussures, était enrobé de plusieurs couches de papier Kraft soigneusement ficelées. David le posa sur un bureau et parvint à vaincre la carapace de carton en s’aidant d’une paire de ciseaux. Au milieu d’un rembourrage de journaux froissés, il trouva une enveloppe à son nom et une sorte de bibelot protégé par un morceau de chiffon. Sans plus de précaution, il sortit rapidement l’objet de son emballage de tissus. En découvrant ce qu’il tenait dans ses mains, il éclata de rire. Sans précaution, il laissa glisser la chose entre ses doigts. Celle-ci retomba sur le bureau avec un bruit mat, avant de se mettre à osciller comme un monstrueux culbutos. David pensait être victime d’une blague de mauvais goût, concoctée par des étudiants facétieux ou revanchards. Soudain, il fut pris d’un terrible doute. Il se pencha sur le bureau afin d’examiner l’objet de plus près. Très vite, il comprit qu’il n’avait pas devant lui, une grossière farce en papier mâché. David éprouva alors une irrépressible nausée. Enfonçant ses ongles dans une pile de buvards, il réprima le hoquet douloureux qui lui vrillait l’estomac. Sous ses yeux, la forme d’apparence humaine reposait sur un petit socle rond en bois grossièrement verni. C’était une authentique tête coupée. Bien qu’approximativement de même taille, elle n’avait rien de commun avec celles réduites par les Indiens Jivaros, si reconnaissable à leurs longs cheveux noirs, à leur nez empâté et leurs bouches fermées par des bâtonnets. Le crâne de celle-ci était parfaitement chauve et allongé en pain de sucre vers l’arrière. Au milieu de la face jaunâtre et parcheminée, la bouche était cousue de fil noir. Le nez était fin et pointu comme un bec d’oiseau. Cette tête momifiée, particulièrement répugnante, évoquait le faciès des extra-terrestres représentés sur les bandes dessinées américaines. David s’empara de l’enveloppe, l’ouvrit fébrilement et parcourut la longue lettre de l’expéditeur.
Ligne après ligne, cette terrible confession lui apprenait la nature et la provenance de l’objet. Après un long moment d’hébétement, il se leva en chancelant. Ses jambes semblaient ne plus vouloir soutenir l’effroi et le dégout qui envahissait chacun de ses muscles. Il enveloppa, du bout des doigts, la tête dans son emballage et la dissimula au fond de son casier.
S’il parlait de la lettre et de l’ignoble colis, David savait qu’il devrait replonger dans les séquelles d’un conflit à peine cicatrisé. En aurait-il le courage ? Il hésitait. Son front ruisselait de sueur. Il fut pris de frissons. Son corps et son mental encore fragiles ne l’aidaient pas à se résigner. La déportation lui avait fait voir et subir les plus insoutenables tortures. Pour surmonter une épreuve enfuie sous la meurtrissure de ses chairs et la culpabilité diffuse d’être rentré vivant de l’enfer, il se forçait à croire que la bête était définitivement morte. Mais au plus profond de sa conscience, il savait que les avortons de l’abjecte idéologie nazie n’avaient pas tous été emportés dans les verdicts de Nuremberg. Qui mieux que ceux qu’on avait traités comme des sous-hommes et dont ont avait massacré les frères par millions étaient aujourd’hui à même de leur faire la chasse ? C’était la raison d’être de leur organisation. De proie, David avait accepté de devenir chasseur. S’il avait imaginé qu’il allait se trouver, une fois de plus, confronté aux plus abjectes turpitudes de l’âme humaine, il aurait peut-être emporté la tête momifiée pour la brûler au fond de son jardin. Il n’en fit rien. Il réfléchit encore un court moment puis il choisit de ne trahir ni sa dignité ni ses engagements. Il allait informer Georges Rigault de cet envoi macabre et l’inciter à réunir au plus vite les membres du réseau Gallia.

 

 

Comments are closed.

Loading