Opération Kipling

POSTED IN romans 12 février 2017

 

Editions Ex Aequo-2016

Collection Rouge- 244 pages

Alex Dembsky travaille à la protection des cétacés. Un attentat vient de se produire dans le métro de Londres tandis qu’il rentrait d’un mystérieux périple en Irlande. Son fils a disparu. La vieille dame qu’il accompagnait dans sa fin de vie a été abandonnée morte dans sa maison. L’agent Lester Bennet, lui, supervise à contrecœur un hasardeux stratagème du MI5. Il tente aussi de découvrir qui a tué son jeune collègue et traque les escrocs du net pendant que la maladie le ronge. Entre les lieux les plus interlopes de la capitale britannique, les calmes paysages de l’ile d’émeraude et les artères bouillonnantes de Lagos, un chassé-croisé s’installe. Les trusts pétroliers sont-ils responsables des déboires d’Alex ou bien la guerre en Syrie en est-elle indirectement la cause ? Ce qu’Alex apprendra de l’Opération Kipling lors d’une unique rencontre avec Bennet lui fera froid dans le dos.

L’employée épluche mon passeport au comptoir d’enregistrement. Oui, je m’appelle Alex Dembsky et c’est bien moi sur la photo. Il paraît que j’ai eu un jour vingt-sept ans. Quand ? Je ne sais plus, mais c’était pas hier. Je me suis arrêté de vieillir à l’âge de Jim Morrison, Janis Joplin et de tous les clamsés du Forever 27 Club. Pour être honnête, j’ai pas inventé l’élixir de jouvence, je fais juste semblant d’oublier mes anniversaires à la manière d’une bourgeoise liftée. Je vis au présent. Le temps qui passe me fout les jetons, surtout ces derniers temps. Même si vous vous en fichez, sachez aussi que je suis biologiste, spécialiste des cétacés. Mes ancêtres polonais m’ayant légué un teint pâle et une tignasse blond cendré on me surnomme naturellement « Beluga », « Bélou » pour les intimes. Comme je suis gourmand, mon embonpoint me vaut aussi de la part de quelques cons le sobriquet de « Moby Dick ». Je les emmerde ! Le jour où on n’aura plus rien à bouffer, ils crèveront avant moi. Mon petit sac à dos disparaît sur le tapis roulant. La nana me tend une carte d’embarquement avec un sourire crispé.

Porte B. Je vide mes poches avant de passer le portique. L’agent de sécurité me confisque le caillou ramassé près de la maison des Carbery. Il pense que je vais déménager l’Irlande pierre par pierre ou attaquer le pilote à coups de galet. Humour ? Je mets quelques minutes à réaliser que le vigile est sérieux. Je crois rêver ! J’essaye de négocier. Rien n’y fait. « Rules are rules ». La petite tortue en granit vert échoue dans une corbeille en plastique. Cet abruti vient d’aggraver mon humeur de chien. Le troupeau embarque. Je le rejoins sans enthousiasme. J’entre dans la carlingue en dernier. Il ne reste qu’une place de libre. Je suis maudit ! Mon voisin est un gamin qui voyage seul avec son badge autour du cou. Je le vois déjà s’agiter près du hublot. Il a plutôt intérêt à fermer son clapet pendant une heure. C’est vraiment pas le moment de me contrarier. Dépressurisation… masques à oxygène… gilets de sauvetage sous les sièges… je serre déjà les fesses. Mon ventre cache la boucle de ceinture. L’hôtesse doit se pencher pour s’assurer que je suis bien attaché. Hurlement des réacteurs. C’est parti !

Je ne décolle pas de Dublin comme prévu. Hier j’ai loupé l’avion. Saleté de bagnole ! Je venais à peine de quitter Julia quand le moteur s’est mis à hoqueter. Deux bornes plus loin, c’était la panne en rase campagne. J’ai vérifié les fusibles, soulevé le capot et soufflé dans les cosses de bougies. Je me suis acharné sur le démarreur jusqu’à épuiser la batterie, impossible de repartir. La Japonaise s’était fait harakiri. J’ai appelé le loueur. La petite agence de Nenagh n’avait plus une seule voiture disponible. J’ai râlé comme un phoque, mais ça n’a rien changé. Ils m’ont envoyé un garagiste. J’ai attendu une bonne demi-heure en regardant les vaches brouter. Quand la cavalerie s’est pointée, j’avais déjà fait une croix sur mon avion. Le type a démonté le carburateur sans trouver la cause du problème. Il a hissé la caisse sur sa remorque. Je lui ai demandé de me ramener au manoir. Le van de Julia n’était plus là. Elle avait dû emprunter une autre route. Je suis reparti dans la dépanneuse. Le mécano se roulait le même tabac moisi que Garret, le matelot du John Oxley. L’odeur a failli me rendre malade. J’ai pu modifier mon billet pour le vol de ce matin. Sinon je serais rentré en ferry ou à la nage. Je me suis enfilé un chicken ships devant la gare avant de sauter dans le premier train pour Cork. J’ai traîné jusqu’au soir dans le quartier historique. J’ai écumé quelques pubs et je suis allé me coucher. La chambre que j’avais louée chez une mamie puait la naphtaline. Ce qui m’angoisse depuis hier, c’est que je n’ai pas pu joindre Madhi. J’ai encore essayé depuis la salle d’embarquement. Son portable est toujours sur répondeur et le fixe de Shirley n’a plus de tonalité. Je trouve ça vraiment inquiétant.

« Température extérieure huit degrés. Veuillez rester assis jusqu’à l’extinction du signal lumineux…». Je respire mieux. Des militaires arpentent le terminal mitraillette en bandoulière. L’aéroport de Gatwick grouille de flics. Je vais prendre l’express qui me déposera à Victoria. Ce n’est pas une bonne idée. Les quais sont bondés. Le trafic est complètement perturbé. Des annonces par haut-parleurs invitent les voyageurs à se rabattre sur les navettes routières. Dehors, la situation n’est pas meilleure. Les bus sont pris d’assaut. Je me résigne à faire la queue pour choper un taxi. L’attente est interminable. Je tente une fois de plus de joindre Madhi sans résultat. C’est enfin mon tour. Un black charge mon sac dans le coffre en roulant des yeux à la Louis Armstrong. J’ai pris place dans un tacot sous protection divine. Accrochée au tableau de bord, une Sainte Vierge phosphorescente agrippe son lardon dans les virages. Un chapelet se balance au rétroviseur pendant que des chérubins autocollants jouent de la trompette sur les accoudoirs. Il ne manque plus que les cierges et l’encens. À l’entrée de Brixton, nous doublons plusieurs véhicules des Security Companies, puis des patrouilles à cheval comme à la parade. Je n’ai jamais vu autant de bobbies en gilet fluo dans les rues. L’état d’urgence a été décrété ? On a enlevé la reine ? Je n’ai pas entendu une seule info depuis deux jours. J’interroge le chauffeur sur cette flopée d’uniformes. Il cesse de fredonner son gospel.

— C’est à cause de l’attentat, sir, me répond-il avec gravité.
Le mot me fige sur la banquette.
— Quel attentat ?
— Hier soir, un engin a explosé dans le métro entre Bond Street et Green Park. Il y a des contrôles partout. Ça fiche la pagaille dans la circulation et dans les gares.
J’ai un mauvais pressentiment.
— Il y a beaucoup de victimes ?
— Oh ! yes my God. Le Seigneur a rappelé à lui dix-neuf innocents, dont quatre petits jeunes. Faudra prier pour eux, sir. La bombe a blessé aussi une centaine de personnes. Aux infos, ils ont dit qu’un voyageur courageux avait cassé une vitre pour la jeter dans le tunnel juste avant que la rame entre dans la station. Sinon, ça aurait fait un carnage. L’homme a été déchiqueté. Croyez-moi, sir, pour son sacrifice il montera au paradis avec la Croix de Georges.
« Quatre petits jeunes ». La précision me terrifie. Je pense à mon fils Madhi. J’ai les lèvres qui tremblent.
— À quelle heure ça s’est passé ?
— Quand tout le monde rentrait du travail. Ces damnés bandits voulaient tuer beaucoup de gens.

J’essaye de me maîtriser pour réfléchir. Si Shirley et Mahdi avaient été dans le métro à ce moment-là, Édouard m’aurait rappelé. Mais alors pourquoi les téléphones sonnent-ils dans le vide ? Je poserai mon sac plus tard. J’impose au chauffeur un changement de direction vers Portobello Road. Si Shirley n’est pas chez elle, Abby pourra m’expliquer ce qui se passe. Après une série de détours et de raccourcis à rallonge, le taxi se gare enfin en double file. Je demande au black canonisé de m’attendre en laissant tourner le compteur. Je remarque immédiatement que les volets sont fermés. Je me laisse envahir par la panique. Mes jambes sont en coton. J’ai du mal à monter les marches du perron. Je frappe. Personne ne m’ouvre. Je ne perçois aucun bruit à l’intérieur. Je cogne plus fort. Ça ne sert à rien. Je passe chez Abby. Chez elle aussi les rideaux sont tirés. Pourtant à cette heure-ci, la garde-malade devrait être présente. J’entends bien la sonnette et les sifflements du cacatoès. Abby a peut-être été emmenée à l’hôpital. Ça expliquerait tout. Cette idée me peine, mais elle me rassure. Madhi serait simplement retourné m’attendre à la maison. J’appelle chez nous. Il ne décroche pas. Le cauchemar de l’attentat revient au galop. Je tourne machinalement la poignée de la serrure. La porte n’est pas fermée. J’entre dans le vestibule obscur. Attaché à son perchoir, Coco se met à hurler des « Grüss Gott » stridents. J’allume l’interrupteur de l’escalier et je grimpe au premier. Je veux m’assurer qu’Abby n’est plus chez elle. Je pousse la porte de sa chambre. Une odeur d’urine et de fruit pourri me prend à la gorge. Je distingue une forme dans le lit. Je m’approche doucement. Si Abby dort, je ne veux pas la réveiller en sursaut. Je m’incline vers elle. Elle serre contre sa poitrine le précieux flacon de parfum en forme de perruche. Son autre bras pend le long du drap. Je le repose sur la couverture. Les articulations sont raides. La main est froide. Je soulève un coin de l’oreiller. Son visage est livide. Du bout des doigts, je relève ses paupières gonflées. Les yeux sont vitreux. Un frisson me parcourt. Abby est morte, abandonnée à son sort comme une sans-abri au fond d’une cave. Je suis secoué. Je quitte la pièce en réprimant un haut-le-cœur. L’air frais m’empêche de tomber dans les vapes. Je claque la portière du taxi en pataugeant dans la cinquième dimension. Les craintes et les doutes me chahutent. Il faut d’abord que je sache si Madhi et Shirley sont parmi les victimes de l’attentat. Ensuite je raconterai mon histoire aux flics. Hors de question que je retourne voir le bigorneau du commissariat d’Hampstead. Je bredouille une nouvelle adresse. Le taxi redémarre. Je suis emporté dans une tornade d’émotions. Le chauffeur essaye de reprendre la conversation. Je suis incapable de lui répondre. Il en perd sa foi et sa bonne humeur. Nous sommes bloqués dans les embouteillages. Au terme d’un trajet fastidieux, il me largue sans regret devant l’entrée de New Scotland Yard.

 

 

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